Une sirène. Pas besoin d'en dire plus, c'est bon, je veux. C'est en gros ce qui m'est passé par la tête quand j'ai appris que Louise O'Neill, auteur de Asking for it à qui Laura Steven a rendu hommage en donnant son nom au personnage principal de The Exact Opposite of Okay, écrivait une réécriture de la Petite Sirène. L'occasion de découvrir son travail ET des sirènes? Je suis preneuse. Et tandis que je me désolais de devoir attendre des mois pour une version abordable, j'ai vu que Book Depository le soldait, donc j'ai sauté sur l'occasion. Ben pour une réécriture féministe, c'est féministe! La vache! O'Neill assume complètement et ça lui réussit. C'est super, et c'est bourré ras-la-tronche de critiques anti-sexistes, au point que je ne sais même pas par où commencer. Y a pas à dire, quand on assume son message, ça a du coffre. Une version féministe de la Petite Sirène, c'était gonflé. Parce que les contes de fées tels qu'on les connait sont souvent terriblement misogynes, et autant j'aime la Petite Sirène, autant je dois bien reconnaitre que séduire un prince en quelques jours SANS PARLER, c'est pas hyper flatteur ni pour la pauvre sirène réduite à un cinglant "sois belle et tais-toi", ni pour le prince suffisamment stupide (ou pas, selon la version que vous connaissez) pour tomber dans le panneau et tomber fou amoureux d'une nana qu'il connait depuis trois jours pendant lesquels elle n'a pas ouvert le bec et qui est tellement inculte qu'elle se brosse les cheveux avec une fourchette. Niveau féminisme, on repassera. Mais Louise O'Neill a réussi à complètement le transformer, en restant pourtant fidèle à la version d'Andersen. C'est impressionnant de voir à quel point elle a complètement renversé les clichés tout en gardant les éléments essentiels du conte d'origine. On commence par la vie de Gaia chez les sirènes, dans une société limite dystopique où les femmes sirènes ne sont que des possessions de leur père qui doivent rester belles et minces pour être données en mariage à des hommes importants. Elles ne servent littéralement qu'à ça. Elles doivent se taire, rester belles et faire ce qu'on leur dit, ce qui a un vague relent d'un autre roman d'O'Neill, Only Ever Yours. C'est glaçant. Pas étonnant que Gaia rêve de terre ferme à ce point. Le monde d'Oliver, où des femmes comme Viola ont le droit de s'exprimer, semble presque utopique aux yeux d'une jeune femme qui a passé sa vie à devoir surveiller ce qu'elle disait. En tout cas, à ceux de celles qui n'ont pas accepté leur sort, parce que les sœurs de Gaia n'envisagent pas qu'une alternative à leur monde est possible. Ce qui est en fait encore plus triste, quand on y pense. Elles sont résignées à leur vie de servitude, comme leur grand-mère, même si ça doit les rendre malheureuses. Nia, en particulier, me serre le cœur, même si elle n'apparait que peu. Très honnêtement, il y a eu des moments où j'avais envie de gifler Gaia. Je l'ai trouvée d'un ridicule, à se jeter au cou d'Oliver comme ça! Mais bon, j'ai eu 16 ans aussi, après tout. Et on ne peut pas dire que son éducation concernant l'amour et le désir ait été particulièrement poussée. Aussi je pense que c'était fait exprès, et qu'Oliver n'était pas juste un bel homme pour Gaia. Il représentait un idéal, une échappatoire à son monde cruel et oppressif, et c'est en partie de ça qu'elle est tombée amoureuse. De ça, et de la possibilité de partager quelque chose avec sa mère, de se sentir proche d'elle. Les raisons de Gaia pour vouloir marcher sur la terre ferme sont plus complexes que le "lust at first sight" et j'ai apprécié. J'ai aussi beaucoup aimé Ceto, version féministe d'Ursula, la Sea Witch. Elle représente tout ce que les hommes craignent et tout ce qu'ils rejettent, mais se sentent coupables d'apprécier. Le fait qu'elle soit représentée comme grosse m'a paru judicieux pour deux raisons: les hommes la trouvent tout de même attirante, malgré les normes de leur société qui considère la minceur comme un critère de beauté, et ils la détestent pour ça. Ils la détestent pour le désir qu'ils ressentent pour elle et dont ils ont honte, et je pense qu'on pourrait faire un beau parallèle avec le slut-shaming. Je trouve quand même dommage que ses deux scènes ne servent quasiment qu'à raconter ce que le lecteur veut savoir. Spoilers!Le choix des sirènes est tellement approprié. Quand on entend des hommes dire que les femmes ont "provoqué" leur agresseur, que l'agresseur "ne pouvait pas se contrôler", ce genre de conneries, on en est là: les femmes seraient un genre de sirènes qui attirent les hommes en sapant complètement leur volonté. C'est limite s'ils ne viennent pas prétendre qu'en fait, ce sont eux, les victimes. Ceto a raison. Sorcières, sirènes, succubes, les exemples ne manquent pas. Des créatures prédatrices, qu'on a accusé tellement de femmes d'être et qu'on a exécutées pour ça, pour les punir de ce que les hommes ressentaient à leur égard. Comme quoi le victim blaming, c'est loin d'être nouveau. On a considéré les femmes responsables des mauvaises actions des hommes à travers toute l'Histoire. Mais dans The Surface Breaks, Oliver n'est-il pas la véritable sirène dans cette histoire? Gaia a renoncé à tout pour lui, pour son monde, après ne l'avoir vu qu'une seule fois. Elle a risqué sa vie, puis tout perdu, pour la beauté d'un seul homme, qui l'a finalement abandonnée. La différence étant que Gaia, elle, finit par accepter que ce sont ses propres choix qui l'ont amenée là où elle est, et assume sa chute au lieu de la reprocher aux autres. La misogynie est déclinée sous toutes ses formes, tellement de formes différentes qu'une étudiante en littérature anglophone aurait de quoi écrire un bon mémoire. Du côté des femmes, elle existe aussi, parce qu'aussi surprenant que ça puisse paraitre à beaucoup, oui, les femmes sont capables de comportement misogyne. Et on commence fort, avec Gaia, puis Cosima, prêtes à tout pour éloigner une rivale. De Gaia, si prompte à jeter Viola en pâture aux Rusalkas pour sauver Oliver tout en libérant la place de petite amie, à Cosima, qui n'hésite pas à envoyer sa propre petite sœur chez la sorcière, dans l'espoir de récupérer le soupirant que Gaia lui avait "volé", pour finir avec Gaia qui reproche à Ceto d'avoir séduit Oliver au lieu de reprocher à Oliver d'être un coureur, les exemples sont nombreux et ils font mal. Je suis contente que ça ait été inclus parce qu'en littérature YA, ça commence à changer, mais les exemples de girl hate sont légion. Nouveauté par rapport au conte, les Rusalkas, souvent opposées aux Mermaids parce qu'elles sont dangereuses et incontrôlables, ne sont ni plus ni moins que les féministes. Celles qui n'ont pas accepté de subir le sort qui a été décidé pour elles, qui sont vues comme des monstres par les hommes et les femmes "bien", parce qu'elles n'ont pas encaissé les coups comme elles l'auraient dû d'après eux. Elles ne sont pas restées à leur place de femme soumises et obéissantes, elles font des vagues, sans mauvais jeu de mots. Ce sont des créatures fascinantes et j'aurais aimé les voir plus souvent. En attendant, la fin laisse présager leur triomphe à venir et je suis à fond pour ça. Le monde des humains prend cher aussi. Ben oui. Certes, il n'est pas aussi ouvertement oppressif que celui de Gaia, mais il n'en est pas moins sexiste, et Gaia s'en rend bien compte. Oliver est loin d'être aussi parfait qu'elle le croyait, sa mère est sans arrêt ignorée parce qu'elle est une femme, Zale n'est pas là mais Rupert est son digne parallèle. Ni le monde des sirènes ni celui des humains n'est parfait. Les femmes n'ont pas d'autre choix que de devenir des Rusalkas, parce que c'est le seul monde qui les affranchit du contrôle des hommes. Elles se font toujours massacrer par les hommes de Zale, bien sûr, et certaines ne se remettront jamais de ce qu'elles ont subi avant de se jeter à la mer, mais elles sont libres. Elles vivent sans les diktats masculins, elles se rebellent, elles combattent. Elles ont découvert leur pouvoir, donc elles effraient parce qu'elles sont devenues dangereuses, au sens propre comme au figuré. Tous les personnages ne sont pas aussi sombres. Daisy et George, en particulier, m'ont énormément plu. Mais ils n'ont pas suffi. Tandis que George laisse Gaia pour aller porter secours à la prochaine victime de Rupert, Rupert profite de sa distraction pour s'en prendre à Gaia. C'est sans fin parce que George ne peut pas protéger tout le monde. Daisy aussi fait ce qu'elle peut pour aider Gaia mais elle-même est sous pression. C'est difficile de faire les bons choix et de s'opposer à des personnages comme Rupert et la mère d'Oliver, mais ils essayent. Enfin, au niveau de la fin, il y a une chose que j'apprécie énormément: Gaia n'a pas tué Oliver. Je sais qu'elle ne le fait pas dans le conte originel, mais dans un contexte social où des hommes agressent, tuent des femmes, voire commettent carrément des attentats parce que les femmes refusent leurs avances, je trouve important de voir qu'une femme, dont la survie même dépend soit de l'amour, soit de la mort d'un homme, refuse de le tuer quand elle se rend compte qu'il n'est pas amoureux d'elle. ALORS QU'ELLE VA MOURIR. Bouffez ça, les incels. Un rejet n'est jamais une excuse pour devenir violent, ce n'est même pas discutable. Elle préfère devenir une Rusalka et se rebeller contre son père, parfaite incarnation du patriarcat, pour protéger ses sœurs. Bravo. Je suis impressionnée par l'audace de ce roman. Il est plein de réflexions justes et Louise O'Neill n'hésite pas à aller au bout de ses idées, ce que j'apprécie énormément. Ma note 8/10, et j'aurais mis plus si tout le roman avait la puissance de la fin. The Surface Breaks est une excellente réécriture que je recommande sans hésiter. Le mois suivant J'ai choisi They both die at the end (Et ils meurent tous les deux à la fin, en français), par Adam Silvera.
0 Commentaires
Laisser une réponse. |
Prochains articles:
White Smoke, de Tiffany D. Jackson.
Nos Jours Brûlés, de Laura Nsafou, en lecture commune avec:
Cadeau Muhayimana Moune La Booktillaise pour le Café Lithéraire Oddball, de Sarah Andersen.
Exemplaire numérique envoyé par Andrews McMeel Publishing (merci à eux!) Catégories
Tous
Archives
Décembre 2022
|